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Dans une prochaine vie, papa, j'aimerais te reprendre comme père.
[Bernard Werber]
Imagine

L'irréductible mur de la réalité : Chapitre 1

 
L’irréductible mur de la réalité
 
par Eudoxie
 
 
 
 
Saison : plus tard
 
Note : le présent récit n’a rien à voir avec la Porte, en fait. Ça m’effraie moi-même, mais je crains que ça ne se range dans le pur ship, très éloigné de la sci-fi. Toutes mes excuses à mon ego.
 
 
 
 
Sam se retourna dans son lit, tournant résolument le dos à son compagnon, et fixa son regard sur le réveil, qui indiquait une heure indue pour ne pas dormir. Le sommeil la fuyait, effrayé par l’ébullition qui tourmentait son esprit pourtant fatigué.
 
La vérité était qu’elle était obsédée par la prise de conscience, quelque peu brutale, de l’irréductible entre le mythe et la réalité.
 
Dieu le savait, pourtant, qu’elle en avait rêvé. Le jour et la nuit, durant des semaines, des mois, des années. Toutes ces interminables soirées qu’elle avait passées seule, à se retourner dans ce même lit, l’inventant, lui et ses gestes. Le voyant évoluer dans cette même maison, toujours souriant, toujours attentionné. Combien de fois l’avait-elle imaginé se penchant sur elle, l’embrassant avec délicatesse ou passion, l’entraînant amoureusement vers cette chambre, ce lit… Combien de fois, donc ? Elle serait sans doute effondrée du nombre vertigineux qu’elle n’osait pas même calculer. Certainement avait-elle fantasmé plus d’une centaine de fois. Un millier ? Moui, ça faisait beaucoup, non… ?... Quoique 365 jours font 365 soirées, sachant qu’en mission elle restait vigilante lorsqu’elle était de quart et que, enfin relevée, elle ne rêvassait de lui avant de s’endormir qu’une fois sur deux, étant le plus souvent trop éreintée pour ne serait-ce que penser le moindre effort physique… Or elle passait environ 120 nuits offworld par an… Le tout pendant, quoi ? Presque dix ans. Allez, neuf, parce qu’elle ne s’était tout de même pas adonnée à ces rêveries pitoyables tout de suite. Donc… (365 - (120/2)) x 9…
 
Elle frémit, sans pour autant que cela eut le moindre effet sur le ronflement léger mais persistant qui montait dans son dos. Deux mille sept cent quarante cinq. C’était… beaucoup.
 
Dans ces rêves ô souvent répétés, le décor était souvent différent. Elle était chez elle, chez lui, à la base, au chalet, ce chalet dont elle avait si souvent tracé les plans en pensée, sans en rien connaître. Ils étaient parfois en vacances, parfois en mission, souvent dans la routine de la base. Et pourtant, malgré les quelques adaptations rendues inévitables par les années et les évolutions de leurs vies respectives, le scénario était presque toujours le même : une révélation –de l’un ou de l’autre, d’ailleurs– un aveu quelque peu forcé, un écho inattendu chez l’autre, une situation qui dérapait… Des mains, des lèvres… Le reste en général sombrait dans une version interdite aux moins de 18 ans.
 
Oh oui, elle en avait rêvé. Tout en l’encensant, forcément, comme toujours dans les mondes que l’on se crée ainsi. Le propre du rêve et/ou du fantasme est, justement, de gommer les éventuelles imperfections. Alors le Jack de ses nuits, de ses looooongues soirées, ce Jack là était l’homme parfait, celui que toutes espèrent. Il avait tout pour lui, en particulier, une faculté tout à fait onirique de comprendre et d’anticiper le moindre de ses désirs et de ses envies à elle. Il était plein de délicatesse, plein d’humour, parlait souvent mais pas trop, l’aimait passionnément sans être trop collant, était présent sans être oppressant ; jamais il ne la contrariait, bien entendu. Jamais non plus il ne la blessait par une remarque maladroite, ni ne la faisait sortir de ses gonds. Enfin si, parfois, dans un rêve un peu pervers qui finissait alors immanquablement par une réconciliation sur l’oreiller. A classer dans le torride, en général.
 
Il était curieux de voir combien elle avait su se contenter de ces rêves. Oh évidemment, il y avait bien certaines privations, certaines nuits où elle brûlait littéralement, ses délires l’ayant entraînée sur une pente un peu trop… Enfin toujours est-il que cela n’avait pas toujours été facile. Et pourtant elle s’en était accommodée, palliant le manque par quelques aventures sans grand intérêt. La platitude de sa vie sexuelle était compensée par ses rêves. Etrange, n’est-ce pas ? En y repensant, elle se demanda si elle n’était pas une refoulée perverse, qui prenait son plaisir dans les tourments. Se pourrait-il qu’elle soit une sado-masochiste qui s’ignorât ?
 
Nouveau frémissement, accompagné cette fois d’une virulente protestation de la tête, qui ne quitta pas pour autant l’oreille sur lequel elle reposait. Le ronflement d’à côté, toujours aussi persistant et léger (plus persistant que léger, en fait), ne s’interrompit pas.
 
Sam hésita à se relever, mais renonça. Ok, elle n’arrivait pas à dormir, mais ce n’était pas une raison : demain elle devrait être à la base de bonne heure, bon sang !
 
Elle tenta de refermer les yeux, pour les rouvrir dix secondes plus tard. A quoi bon chercher un sommeil visiblement rétif ? Elle reprit le fil de ses pensées.
 
Jack l’homme idéal, donc… L’homme des rêves… ‘‘Monsieur-Fantasme’’, qui l’avait accompagnée partout, l’avait suivie dans toutes ses aventures (dans toutes les acceptions du terme) depuis tant d’années. Il avait été d’une fidélité absolue, même lorsqu’elle avait cru pouvoir trouver un dérivatif dans des bras plus concrets. ‘‘Monsieur-Fantasme’’ avait subsisté dans un coin de ses rêves, résistant à tout, surmontant toutes les épreuves qu’elle s’était ingéniée à faire surgir.
 
Jusqu’à ce jour de septembre dernier, où tout avait basculé. Il avait démissionné de son poste à Washington et fait valoir ses droits à la retraite. Histoire de s’occuper, il avait déniché un vague contrat de chroniqueur sportif dans une gazette locale, pour laquelle il assurait le suivi de la saison de Hockey.
 
Sam soupira. Grandeur et décadence de Jack O’Neill, eut écrit Balzac.
 
Bref. Toujours est-il qu’un jour il était revenu. Tout fier d’annoncer sa décision. « Mais enfin mon Général, pourquoi avoir fait ça ? » s’était-elle écriée, abasourdie de cette démission visiblement présentée sur un coup de tête. « Ras la casquette » avait été sa seule réponse – et pour tout dire, elle n’avait jamais rien pu obtenir de plus consistant. Même Daniel n’avait rien pu tirer de plus, sinon une description quelque peu lénifiante du concept de casquette.
 
Mais qu’à cela ne tienne. Devant l’inflexibilité de son cher général, Sam avait fini par admettre ce retour. Le HomeWorld Security s’était trouvé quelqu’un d’autre, et Jack avait rapidement installé ses pénates à Colorado Springs. Plus précisément dans Lincoln Str., au n° 1025.
 
Les premiers jours de cette cohabitation inattendue avaient été idylliques : Jack était exactement comme dans ses rêves – même s’il n’avait pas forcément le don d’anticiper ses moindres désirs et qu’elle avait parfois dû faire les premiers pas, le général invoquant une trente-quatrième rediffusion des Simpsons ou un match de huitième de finale des divisions amateurs du Colorado. Mais dans l’euphorie des premiers temps, elle avait su s’imposer face à ces petits aléas, et Jack s’était laissé convaincre sans vraiment rechigner. Elle l’avait même soupçonné, un moment, d’invoquer la télévision pour la contraindre à mettre tout en œuvre pour lui montrer la voie de la chambre.
 
Mais voilà : le quotidien triomphe toujours, n’est-ce pas. C’était assez commun de le dire, et pourtant, elle devait admettre qu’elle en était la victime, elle aussi.
 
Car le Jack O’Neill de la vie quotidienne s’était en fait avéré être assez différent du Jack O’Neill des rêves. ‘‘Monsieur-Fantasme’’ avait rapidement dû céder le pas.
 
Sam soupira. Tout avait fini par se fondre dans une sorte de routine. Même leurs ébats étaient certes toujours aussi excitants, mais tout en étant moins... enfin plus… Comment dire ? Elle aimait toujours faire l’amour avec lui, évidemment. D’ailleurs ce soir encore elle avait été ravie. Mais il n’y avait plus cette petite étincelle du début. Ils se connaissaient trop bien, même sur ce plan là. Elle savait ce qu’il allait faire, et réciproquement. Chacun pouvait prévoir les réactions de l’autre. Et ça, ça démystifiait la chose, même si en elle-même ladite chose restait un moment des plus agréables.
 
Et puis surtout, surtout il y avait le reste. Tout le reste. Tout ce qu’on ne voit pas lorsque l’on rêve, tout ce que à quoi on ne pense pas lorsque, pour la première fois, vos lèvres s’unissent, vos langues se cherchent. Toute cette part obscure de la vie à deux.
 
Sam ferma les yeux, cherchant à se concentrer afin de se remémorer tout ce qui, pour la seule journée d’aujourd’hui, avait jeté un froid. Un froid passager certes –depuis six mois qu’il était là, elle avait fini par apprendre à mettre de l’eau dans son vin– mais enfin un froid tout de même.
 
Cela avait commencé dès le lever, en fait. Le caleçon abandonné par terre, au pied du lit. Avec les deux chaussettes qui vont réglementairement avec. Pas ramassées, encore moins expédiées dans le sac à linge. Non bien sûr, c’était tellement plus sain de dormir avec des chaussettes sales au pied de son lit ! Elle n’avait rien dit, juste un « Jack ? » interrogatif et un index tendu vers l’objet du litige. Il avait condescendu à ouvrir un œil et à regarder. Pour se retourner, coller sa tête contre le traversin, et marmonner ce qu’elle avait cru pouvoir décrypter comme étant un « Mouais plus tard, pas maintenant ».
 
Vaillamment, elle avait retenu la pique qui menaçait de passer ses lèvres. Elle avait ramassé le tout, l’avait jeté dans le lave-linge. Un gobelet de lessive, et zou. Tant pis pour Jack si, le lave-linge étant dans la salle de bains elle-même jouxtant la chambre, il allait prendre le bruit de la machine dans les tympans.
 
Elle avait alors filé vers la cuisine, évitant courageusement de regarder tout de suite vers le salon où, elle le savait, elle découvrirait, pendouillant négligemment du dossier du canapé, la veste de Môssieur. Et sans doute ses chaussures –à moins que, hier soir encore, il ne les ait laissées dans la salle de bains. Bien en évidence, bien sûr. Le nombre de fois où elle avait marché dessus était déjà important, après six mois. Elle aurait pu en être fière, si elle avait eu pour ambition d’entrer dans le Guiness.
 
La cuisine, donc. La cannette abandonnée sur la console, le verre de lait à moitié vide dans l’évier. Et c’était quoi, là, toutes ces miettes ? Prise d’un affreux doute, elle avait ouvert la boîte à pains. Vide, bien sûr. Ce matin encore, elle allait devoir se contenter de céréales, elle qui n’en n’était pas fan. Enfin s’il avait laissé du lait ! Elle s’était retournée, avait actionné un peu brutalement la poignée du réfrigérateur. Ouf, la bouteille était là. Machinalement, ou peut-être inspirée par son subconscient, elle l’avait attrapée pour la secouer. Léger. Et… vide ? Comment ça, vide ? Elle se souvint avoir stupidement regardé par le goulot. Vide, de fait. Elle avait rageusement jeté l’emballage dans la poubelle et constaté, dépitée, qu’il n’y avait pas d’autre bouteille en stock.
 
Agacée, déjà remontée contre ‘‘Monsieur-Fantasme’’ à 7 :08, elle s’était dirigée vers la salle de bains. Ah non, pas de chaussures. Super, avait-elle songé. Car si les chaussures n’étaient ni au pied du lit ni au pied de la douche, elles ne pouvaient être que sous son bureau. Ce qui voulait dire que, ayant oublié ce précieux renseignement d’ici là, elle shooterait immanquablement dedans lorsqu’elle voudrait se servir de l’ordinateur. Confirmant son raisonnement, elle s’était souvenue que, la veille au soir, Jack avait tapé un compte-rendu quelconque sur une rencontre sportive encore plus quelconque.
 
De l’avantage de se lever tôt : elle pouvait flâner sous sa douche sans craindre de vider le ballon d’eau chaude. Ce dont elle ne s’était pas privée. Après cinq minutes sous le jet brûlant, histoire de se calmer et de reprendre contenance, elle avait tendu la main pour attraper le flacon de gel-douche. Pour découvrir qu’il était vide. Quant à celui d’à côté, il avait été abandonné couché et le bouchon mal refermé. Son contenu avait bien entendu coulé en grande partie. Ce qui expliquait sans doute pourquoi il y avait tant de mousse dans le bac. Fermant les yeux, retenant un juron, Sam s’était lavée avec des gestes quelque peu énervés et un dé à coudre de savon liquide miraculeusement rescapé de la tornade ‘‘Jack’’.
 
A la sortie de la douche, elle avait découvert que la seule serviette (la sienne, donc, que Jack avait, une fois encore, utilisée) avait abandonnée en petit pilot dans un coin, par terre. Encore mouillée. Elle en avait été quitte, comme souvent, à se mettre sur la pointe des pieds pour attraper une nouvelle serviette tout en haut de l’étagère. Et à balourder l’autre dans le sac à linge, pour la lessive qu’elle ne manquerait pas de faire le lendemain matin. Traitement ‘‘Spécial Jack’’ : il avait droit au roulement du tambour de la machine à laver dans les oreilles presque chaque matin. C’était petit, Sam en étant consciente, mais ça la soulageait tellement…
 
Elle n’avait fait aucun commentaire sur le tube de dentifrice écrasé côté goulot, et dont le contenu était tassé au fond ; rien sur la brosse à dents qui traînaillait dans un reste d’eau de la veille, ni sur les traces de mousse à raser dans le lavabo.
 
Elle était ressortie de là quinze minutes plus tard, propre comme un sou neuf, remontée comme une horloge. Les clefs de sa voiture à la main, son sac sur l’épaule, elle était sortie d’un pas vif. Pour rerentrer immédiatement, Jack ayant eu, ce matin encore, l’idée absolument géniale de garer son énorme SUV devant la sortie de garage. Bon ok, l’avantage du blouson qui traîne dans le salon, c’est qu’elle ne cherchait jamais les clefs dudit SUV. Trois manœuvres, la voie était libre. Elle était partie pour le SGC à 7 :30 pétantes, le ventre vide et l’âme agacée.
 
Et pourtant dans la journée, sa rancœur avait fondu comme neige au soleil. Il l’avait appelée deux fois, pour lui proposer de passer déjeuner, puis de faire quelques courses. Charmant et charmeur. Elle avait rendu les armes, comme toujours. Au téléphone, ‘‘Monsieur-Fantasme’’ réapparaissait, paré de toutes ses qualités, de tout le mythe qui l’auréolait.
 
Et puis elle était rentrée de la base pour le découvrir dans le bureau, regardant d’un œil torve l’ordinateur.
 
« Ah, Chérie… J’ai, comment dire… tu vois, j’ai voulu télécharger un fichier sur une tactique de hockey, et… l’écran est devenu tout bleu… »
 
Son sang n’avait fait qu’un tour. Elle avait même envisagé, à cet instant, de le tuer et de l’enterrer discrètement au fond du jardin. Elle avait renoncé devant l’ampleur de la tâche (il faudrait creuser à au moins 70 cm de profondeur, et il était grand, le bougre).
 
Une heure plus tard, le problème informatique était réglé. Pendant ce temps Jack, pour se racheter sans doute, avait décidé de prendre en mains le dîner. Lorsqu’elle était sortie du bureau, elle avait été accueillie par une odeur alléchante qu’elle avait identifiée comme étant du canard à l’orange. ‘‘Monsieur-Fantasme’’ était effectivement, dans ses rêves, un fin cordon bleu.
 
Et puis son regard était tombé sur les cartons en vrac, par terre devant la poubelle : ‘‘Restaurant Tony, sur place ou à emporter’’. Fin de ‘‘Monsieur-Fantasme’’, qui venait de heurter violemment le mur de la réalité.
 
Prenant sur elle, elle avait préféré ignorer les cartons d’emballage, les traces de sauce sur la table de cuisson, la bouteille de Saint-Emilion français mise au frais, la montagne de vaisselle qu’il avait inutilement salie et abandonnée dans l’évier alors que le lave-vaisselle était juste à côté. Elle s’était dit qu’il faisait des efforts. Ce qui était vrai, d’ailleurs, en y réfléchissant…
 
Ils avaient donc dîné, tous les deux. Il avait réussi à la faire rire, lui racontant ses mésaventures de la journée. Ce n’était pourtant pas gagné : ce matin il avait réussi le coup de maître de casser la clef dans la serrure de la porte d’entrée. Il avait bien sûr songé à la réparer lui-même, mais avait finalement et après d’intenses réflexions opté pour un appel à un serrurier en urgence, qui avait débarqué deux heures plus tard. Ce n’était pas drôle, mais il avait réussi à le lui raconter sur un ton humoristique, renouant ainsi avec ‘‘Monsieur-Fantasme’’. Et puis elle devait avouer qu’elle l’avait trouvé si attendrissant, avec sa mimique un peu gênée, lorsqu’il lui avait tendu une petite boîte enrubannée dans laquelle elle avait découvert la nouvelle clef de sa propre maison…
 
La soirée s’était écoulée tout doucement. Une chose en entraînant une autre, ils s’étaient retrouvés tous les deux à faire des galipettes.
 
Et voilà : les galipettes étaient finies, Jack ronflait comme un sonneur. Et elle, elle, elle se prit à regretter ‘‘Monsieur-Fantasme’’, tué par le quotidien. Oh oui, évidemment elle aimait Jack. Elle avait adoré leurs étreintes, comme à chaque fois. Mais ‘‘Monsieur-Fantasme’’…
 
Sam soupira et ferma les yeux. Lorsqu’elle se lèverait, le lendemain matin, il faudrait tout de même qu’elle regarde d’où venait cette vague odeur de moisi qui flottait dans la chambre. Si, comme le mois dernier, Jack avait laissé pourrir un trognon de pomme sous le lit, elle ferait peut-être un essorage-rapide à 1.200 tours avant même de lancer la lessive…
 
Fin.
 
 
Conçu par Océan spécialement pour Imagine.
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