Mais c’est pas vrai ! J’étais pourtant persuadé que cet individu, qui m’a littéralement arraché de chez moi, avait acheté d’autres de mes compagnons. J’étais bien là-bas : on manquait peut-être un peu de place, mais au moins, j’étais entouré d’amis. Ce n’est pas comme ici, dans cet immense lac, où je ne parviens même pas à retrouver mes quelques semblables qui ont subi le même sort que moi ! !
Bien sûr, il y a les têtards …mais que voulez-vous que je leur dise ? Ils sont si jeunes, si insouciants… nous n’avons aucun point en commun. Et que dire des quelques crapauds et grenouilles : ils ne comprennent rien à rien. Ces bêtas ne sont bons qu’à répéter inlassablement « Coâ ? Coâ ? »…
Mais revenons à mon nouveau propriétaire : je ne l’avais jamais vu dans le magasin auparavant ! Ce doit être la première fois qu’il veut « garnir son garde-manger », comme on dit entre nous. Je me demande ce qui l’a décidé à passer à l’acte. C’est vrai, après tout…pourquoi prendre la peine de faire un si long chemin pour acheter des poissons vivants alors qu’il y en a sûrement des morts dans la poissonnerie du coin ? Peut-être qu’un événement important se prépare…ou tout simplement en avait-il marre de ne rien rapporter après deux longues heures de pêche ? De toute façon, le résultat reste le même, en ce qui me concerne, bien sûr…
Je m’ennuie à mourir ! !
J’ai l’impression de tourner en rond ; me mettre dans un bocal aurait été la même chose…Je doute que celui qui a inventé l’expression « être comme un poisson dans l’eau » ait un jour connu ce satané lac ! !
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Je n’en peux plus ! ! ! !
Bon ! Finissons-en, je n’espère plus rien de la vie.
Je vais faire ce qu’il attend de moi et m’accrocher au bout du truc pointu en forme de croissant de lune…ils appellent ça un hameçon !
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AÏE ! ! Ca fait mal…mais je resterai digne de ma condition de poisson…quoi qu’il arrive…
Ca y est, c’est la fin…je sens que je m’élève. Le paradis des poissons…enfin ! !
AÏE ! ! Doucement ! !
Non ! Je crois que j’ai pris mes désirs pour la réalité. La main qui m’agrippe n’a rien en commun avec les belles truites qui auraient dû m’accueillir au paradis…C’est cet homme qui me maintient fortement, m’arrachant quelques écailles par-ci par-là. Mais quelle importance, après tout ? Pour ce qu’il va faire de moi…
Je me débats, plus par réflexe que par volonté…Je manque d’air…adieu monde cruel ! ! !
Et voilà, comment peut-on oser interrompre les réflexions existentielles d’un mourant ? Aucun respect ! !
Les humains et les têtards…aucune différence !
Non seulement il m’empêche de dire adieu à la vie, mais en plus, il me râle dessus…
Je n’entends pas très bien ce qu’il me dit, j’ai de l’eau dans les branchies et la tête dans la purée, ce qui soit dit en passant, reste une situation post mortem banale dans laquelle bon nombre de mes compères se retrouvent bien souvent, parfois même entourés de chapelure…ceci révélant la plupart du temps un manque d’originalité chronique de la part de nos « gourmands » acquéreurs ! !
Je parviens quand même à décrypter l’essentiel : « …pas le bon moment…que…revenir plus tard…pour…du ciel…elle…pas là…qui c’est qui…idiot pareil…hameçon sans appât…pas fait pour les chiens…pouvait…attendre…quelques minutes…eau dans le ciboulot…ou quoi… »
Je crois qu’il m’en veut un peu, mais j’ignore les raisons de sa nervosité.
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NON ! ! C’est pas vrai ! ! Comment a-t-il pu me remettre à l’eau ? Dans ce lieu que je voulais fuir plus que tout ?
Calmons-nous et retrouvons une respiration plus régulière !
Bien ! Maintenant, réfléchissons un peu plus sérieusement ! Je me suis fait réprimander parce que j’avais attrapé son hameçon au bout duquel aucun appât n’avait été accroché. Original ! !
S’il croit que je vais revenir…il peut préparer ses merguez ce n’est pas aujourd’hui qu’il me verra frétiller dans sa poêle ni dans son four !
Je crois que je vais refaire un tour, histoire de faire un énième repérage du terrain !
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Toujours personne ? ? A croire que les autres ont eu la même idée. Si tout le monde tourne en rond, on n’y arrivera jamais ! !
Je sens déjà mes envies suicidaires revenir au galop…
Ca me navre de devoir finalement obéir à ce type, mais je ne pourrai pas tenir une heure de plus dans ce huis clos, cet enfer liquide et boueux…
Nageons jusqu’au ponton, il doit encore tenter sa chance !
Tiens ! Bizarre…cette fois-ci, il y a deux hameçons. Le second porte un appât…ce qui n’est toujours pas le cas du premier.
J’hésite encore…mais comment envisager une seule seconde de vivre dans ce trou ?
Je me lance…je gobe le ver, en prenant soin d’augmenter la pression sur le fil…Je mords donc à l’hameçon, comme aiment le dire les humains !
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Regardons qui est au bout du fil…une femme ! ! ! C’est sûr qu’elle n’était pas là tout à l’heure…je l’aurais vue sinon…
Maintenant que j’y pense, ça ne me surprend pas tellement. Cet espèce de bipède aussi aimable qu’un requin affamé a acheté des poissons, les a mis dans son lac…tout ça pour elle ! ! Il a sûrement dû lui vanter les charmes de la pêche, de son lac…de ses poissons…bla bla bla.
Le pire, c’est qu’apparemment, elle a accepté, sinon elle ne serait pas là… La pauvre… en fait, nous ne sommes pas si différents tous les deux : nous avons l’un comme l’autre mordu à l’appât. Toutefois, j’ai l’étrange intuition qu’elle y prendra beaucoup plus de plaisir que moi…
D’ailleurs, vu son sourire, elle a déjà l’air de s’y plaire.
J’aurais au moins fait un heureux grâce à mon sacrifice…ma B.A., en quelques sortes. Faible compensation ! !
Au fait, où se cache mon bourreau ? Pas très loin de la blondinette… j’aurais dû m’en douter !
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Je devrais me réjouir de finir dans un plat avec des petits oignons sur un lit "waterbed" de vin blanc…d’autres n’ont pas cette chance : certains sont fris comme des vulgaires rondelles de pommes de terre…
A coup sûr, ils vont me cuisiner…mais ne vous inquiétez pas, je resterai muet comme une carpe… C’est une blague qu’on se disait entre brochets, saumons et truites là où j’étais avant… (soupir)…c’était le bon temps ! !
Allez ! Pas d’apitoiements, soyons forts !
Où en étais-je ? Ah oui ! Je disais donc que je serai probablement dégusté, enrobé de chandelles sur fond de musique…Enfin…en admettant qu’ils tiennent jusqu’au dessert…
FIN
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