Par Eudoxie, aka Cib.
La voix lui parvient, douce, patiente. Comme si elle s’adressait à un enfant. Et pourtant c’est son nom, son nom à lui qu’elle prononce. Il en est certain, c’est à lui que parle cette voix. Cette voix cotonneuse, brumeuse. Et qui l’appelle. C’est très étrange. Comme si la voix était freinée par une atmosphère trop dense.
Il ferme plus encore les yeux, laissant les mots affluer. Atmosphère dense. Brouillard. Interférences. Bon sang, où diable est Carter ? Et Daniel et Teal’c, d’ailleurs ? Quoi, il est seul ? Et puis il est où, d’abord ?
Il veut bouger, mais se rend très vite compte que cela lui sera impossible. Il est immobilisé. Ses paupières trop lourdes refusent de s’ouvrir, et il en est réduit à tenter de comprendre sans voir. Bouger ? Mmh, non. Il est entravé. Entravé avec les bras croisés. Les jambes ? Moui, les jambes ont l’air d’être libres, elles. Alors il pourrait se redresser ?
Quatre tentatives. Il réussit à se retrouver en position assise après quatre tentatives. Il a l’impression de peser une tonne, de n’avoir plus de muscles, d’être atrophié. Pour l’amour du ciel, il est entravé, sans aucun bruit autour de lui autre que cette voix…
Il sent son cœur qui s’emballe. D’ailleurs non, la voix ne parle plus. Mais quelque chose s’est posé sur son épaule, il le sent à travers l’étoffe qui le recouvre. Son uniforme ? Possible. Aucun moyen de le savoir, ses yeux refusent obstinément de s’ouvrir. Comme s’ils ne voulaient pas voir ce qu’il y a alentour. Mauvais signe, ça. Très mauvais signe. Il le sent, c’est instinctif. Dix contre un qu’il est encore dans les mains d’un Goa’uld quelconque. Il ne se souvient pas avoir été enlevé, mais sait-on jamais, avec ces diables de serpents ?
- Jack, vous m’entendez ?
La voix, encore. Mais cette fois-ci elle pose des questions. Enfin du moins des questions réussissent à l’atteindre. Parce que la voix reste enfermée dans ce brouillard opaque qui l’entoure. La voix parle à nouveau. Pas à lui, c’est sûr. La chose – une main ? – qui s’était posée sur son épaule se retire doucement. Il respire, soulagé.
Une autre voix fait écho à la première. Il comprend son nom. Rien d’autre, juste son nom. Ils doivent parler de lui. Dans une langue qu’il ne maîtrise pas. Si la situation n’était pas si terrifiante, il pourrait en rire. Du goa’uld. C’est sûr, ils parlent goa’uld. Ce doit être des Jaffas. Il retient un frisson. Hors de question de leur montrer la panique qui l’étreint.
Des pas. Une porte. Une clef ? En tout cas il a le sentiment d’être seul. Le Goa’uld a dû renoncer momentanément, et les Jaffas l’ont suivi. Prendre sur soi, tenir, résister. Ne rien dire. Ne surtout rien dire. Tenir jusqu’à l’arrivée des secours. On ne laisse personne derrière, les secours vont venir. Bon sang, où sont Carter et les autres ?
Il prend sur lui. Il doit savoir où il est. On ne peut rien faire quand on ne connaît pas la situation. « Allez Jack, bouge-toi… » Il fait un effort. Un effort qui lui coûte. Il crispe les mâchoires, il le sait. Mais enfin il réussit à ouvrir les yeux. Finalement ce n’était pas si difficile. Enfin c’est ce qu’il se dit.
Il regarde. La pièce est petite. Et blanche. C’est curieux d’ailleurs, d’habitude ils aiment plutôt le clinquant. Ici, pas de dorure, pas de siège. Une porte opaque avec une minuscule petite fenêtre à hauteur des yeux ; des murs rembourrés. Et rien. Il est assis par terre, au milieu d’une pièce vide d’une blancheur immaculée. Son cœur s’accélère. Il aurait préféré une bonne vieille cellule goa’uld, ça l’aurait presque rassuré. Au moins il aurait été en terrain connu. Cette pièce l’angoisse. Il ne reconnaît rien. Daniel lui manque, avec sa manie de tout décrypter. Il aurait pu lui dire quel faux-dieu est ainsi fana du blanc. Ou Teal’c, lui aussi aurait pu donner un élément explicatif. Et puis Carter aurait sûrement eu une théorie bien sentie sur le matériau, la voix, l’air. Quelque chose auquel il n’aurait rien compris, mais au moins il aurait eu le sentiment que quelqu'un savait à peu près ce qui se passe. Mais là, non, rien. Il est seul. Seul dans un lieu inconnu. Ça le stresse.
Il baisse les yeux. Pas d’uniforme, non. Une sorte de blouse blanche en toile épaisse, assez hideuse. Et effectivement, il est entravé. Il peut se lever, il peut marcher, mais ses mains sont ligotées par une sorte de camisole. En tout cas c’est le mot qui lui est venu à l’esprit pour qualifier ce lien très… bizarre.
Il décide de se lever, il a besoin de bouger. Il y parvient, non sans difficultés. Pas évident, quand on ne peut pas s’appuyer sur ses mains. Il est surpris, il pensait être plus leste. Bon sang, il va falloir s’entraîner un peu mieux, sinon à la prochaine évaluation le médecin-major va lui annoncer qu’il est retiré du service actif.
Il entend un coulissement. Un œil dans la fenêtre de la porte. Le bruit de la clef, encore. Instinctivement, il recule vers la paroi du fond. C’est idiot, les Jaffas l’attraperont tout aussi facilement. Mais privé de ses mains et de ses bras, il se sent démuni et… fragile. Et il déteste ça.
La porte s’ouvre. Il distingue plusieurs silhouettes, mais l’une d’elle s’avance seule vers lui. Un homme, la cinquantaine. Aucune marque sur le front. Quant aux deux statures imposantes qui restent à la porte, impossible de distinguer quoi que ce soit, ils sont à contre-jour.
Jack n’aime pas ça. Il s’adosse contre la paroi du fond et arbore un sourire insolent. Il ne veut pas montrer sa faiblesse, il refuse de les laisser deviner sa panique.
- Jack ?
Il croise le regard du quinquagénaire. C’est la voix qui parlait, tout à l’heure. La même voix, banale. Un primat ? Non, il n’en porte pas les signes. Ou le Goa’uld lui-même ? Si Carter ou Teal’c étaient là, ils pourraient lui répondre. Ils seraient à même de déceler la présence du symbiote. Mais là, tout seul, il n’a aucun moyen de le savoir.
- Jack, vous me comprenez ?
Il élargit le sourire qu’il affiche ostensiblement. Cacher la panique. Cacher la panique.
- Vous savez, on peut être officier dans l’armée sans être un crétin pour autant, répond-il avec une pointe d’ironie dans la voix.
L’homme – le Goa’uld ? – s’approche, comme pour le toucher. Jack aimerait reculer encore, mais il ne le peut pas. Alors il ne bouge pas et prend sur lui. Mais le quinquagénaire s’immobilise à un mètre.
- Vous savez où vous êtes, Jack ?
La panique, encore. La voix est humaine. Et si… Et si l’homme n’était pas un Goa’uld ? Se pourrait-il qu’ils aient été pris par une peuplade humaine ? Mais Jack ne se souvient de rien, même pas de la mission. Pourtant il y a forcément une mission, au départ de toute cette histoire. Une mission qui ne se déroule pas comme elle est censée le faire. Laquelle ? Impossible de le dire, il a l’impression que son cerveau est une immense marmelade. Il est incapable de penser rationnellement, il fonctionne au ralenti. Il voudrait sortir de ce brouillard dans lequel il patauge.
- Vous le savez ? insiste l’homme.
Jack croise encore son regard, il l’accroche. Non, il n’en a aucune idée. Un vaisseau-mère, peut-être. Ou une planète P-quelque chose. Il faudrait demander aux autres, eux ils ont un don pour mémoriser les planètes.
- Et moi, vous vous souvenez de moi ?
C’est horripilant, cette manie qu’a l’homme de s’adresser à lui comme s’il avait cinq ans. Jack le lui ferait bien remarquer, mais quelque chose le retient. Quelque chose ne colle pas dans cette scène, mais du diable s’il parvient à discerner quoi. Alors il préfère se taire et attendre.
- Et le Colonel Kowalski ? Vous vous souvenez qu’il est venu vous voir ce matin ?
Kowalski ? Quoi, Kowalski ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi lui parle-t-il de Kowalski ? Et d’abord comment le connaît-il ? Est-ce que… Est-ce qu’on lui aurait implanté un de ces trucs affreux qui fouillent dans les souvenirs les plus intimes ? Genre le mécanisme mémoriel tok’ra ? Et s’il avait bu le sang de Sokar ? Non, la situation est angoissante, mais pas cauchemardesque. Enfin pas encore. Jack penche plutôt pour le capteur tok’ra.
- Jack ?
Il secoue la tête. Tout s’embrouille. Quelque chose lui revient, comme un souvenir fugace. Il a mal à la tête. Il ferme les yeux et il voit. Il voit Kowalski. Mais étrangement, un Kowalski vieilli. Un Kowalski vieilli et… Colonel ? Son major est devenu colonel ? Comment est-ce possible ? Kowalski n’a jamais vieilli, il a été tué il y a tant d’années maintenant… Qu’est-ce que tout ceci veut dire ?
Jack ferme davantage les yeux, comme si cela pouvait lui permettre de comprendre. Oui, il voit Charlie Kowalski. Qui lui parle… de… Non, il ne sait pas de quoi il lui parle. Mais il voit son image. Kowalski dans cette même pièce au blanc immaculé.
- Qu’est-ce que ça veut dire ? finit-il par demander, déstabilisé par les flashes.
Car les images affluent, maintenant. Il ne voit pas seulement Kowalski, il voit aussi sa maison. Et Sara. Leur maison qui est si vide. Il voit Sara qui pleure, qui l’implore. De quoi, exactement ? Il n’en sait rien. Mais elle pleure et le regarde avec pitié. Et il déteste ça, qu’on le regarde avec pitié. Bon sang, où sont les autres ? Là il aurait vraiment, vraiment besoin de ses compagnons de SG1. Il se sent seul. Il a l’impression qu’on veut le manipuler, que ce Goa’uld (s’il en est un) veut manipuler ses souvenirs pour le faire parler.
Jack se prend la tête entre les deux mains. Douleur. Le quinquagénaire a un sourire compatissant. Etrange, pour un Goa’uld.
- Ce n’est rien Jack, tout va aller très bien. Ne vous inquiétez pas. C’est une bonne chose, que vous soyez revenu parmi nous.
Le ton est insolent. Mais il ne veut pas montrer qu’il est fou de panique. Son cœur doit battre à près de deux cents pulsations minute, ce n’est pas possible autrement. Il a peur. Jack a peur. Il ne comprend pas ce qui se passe mais sent du tréfonds de ses tripes que ça ne va pas. Que ce n’est pas si simple. Qu’un enlèvement par un Goa’uld n’explique par la situation. Les Goa’ulds n’agissent pas comme ça, d’habitude. Quelque chose ne colle pas.
- Vous étiez parti depuis très longtemps, Jack, continue doucement l’homme.
Le sourire du quinquagénaire s’est figé dès les premiers mots. Son regard est doux. Jack ne sait pas trop quoi y lire, en fait. Ça le perturbe. Tout le perturbe.
- Jack, restez avec nous.
Il relève la tête. Rester avec eux ? Comme ça, ligoté, sur une planète non-identifiée, sans savoir ce que sont devenus ses amis ? C’est une blague ?
- Jack je vous en prie, concentrez-vous. Pensez à… A votre ami Charles Kowalski.
Il ne peut retenir une grimace. Bon sang, quoi encore, Kowalski ? C’est…
- Vous devez vous concentrer Jack, faire la part des choses. Le traitement va vous y aider, mais vous devez vous forcer. Ça doit venir de vous, Jack. Vous êtes le seul à pouvoir vous en sortir.
Jack le dévisage, sans plus chercher à dissimuler son étonnement. Curieux discours, pour un tortionnaire. Sa tête lui fait horriblement mal. Il est fatigué. Il ne comprend pas. Tout tourne autour de lui. A nouveau la voix s’estompe. Il a fermé les yeux. La voix l’appelle. Puis plus rien.
*
- Jack ? Jack ?
Il ouvrit les yeux. La petite pièce blanche avait fait place à une cellule goa’uld aux murs dorés. Penché au-dessus de lui, Daniel lui secouait l’épaule sans ménagements.
- Hein ? Quoi ?
Jack se redressa. Autour de lui, son équipe semblait inquiète. Il reconnut la lueur caractéristique dans le regard de Carter. Elle avait l’air soulagée de le voir reprendre connaissance.
- O’Neill, il faudrait que nous sortions d’ici assez vite.
Jack sourit. Ah, voilà ce qu’il aimait : une équipe, des propositions et des initiatives, du soutien. Il avait déliré ? Possible. En tout cas ces images qui s’étaient insinuées en lui l’avaient gêné.
- Une idée ? formula-t-il, ignorant le mal de crâne qui le taraudait.
Il préférait se concentrer sur la situation présente, faisant fi des dizaines de questions qu’il se posait sur la détestable expérience qu’il venait de vivre. Accessoirement, il n’avait toujours aucune idée de là où il se trouvait – même si à présent le décor était suffisamment loquace pour être certain d’être entre les mains d’un serpent à l’ego hypertrophié et en mal de puissance.
- Pour le moment nous n’avons aucune issue possible, O’Neill, répondit Teal’c.
Ecartant le pan de la veste de Carter, il désigna un zat’ au colonel.
- Comment vous avez eu ça, vous ? s’étonna Jack en dévisageant la jeune femme.
Jack dévisagea Daniel. Ah oui, et c’était possible, ça ? Wahou. Il ne se savait pas si doué. Il n’en avait aucun souvenir. De rien, d’ailleurs. Ni des tortures, ni du zat’. Séance quotidienne, avait dit Daniel ? Bon sang, ils étaient là depuis tellement de temps ? « Vous étiez parti depuis très longtemps », avait dit le quinquagénaire. Tiens, curieux d’ailleurs de penser à lui. A ce qui était sans doute une hallucination. Leur « hôte » avait dû lui fourguer une potion quelconque, sûrement. Mais si ce quinquagénaire devait le hanter encore quelques heures, il faudrait peut-être lui trouver un nom, n’est-ce pas ? Bob. Jack décida qu’il l’appellerait Bob. Donc Bob n’avait pas tort, dans un sens : d’après ce que venait de dire Daniel, ils étaient là depuis plusieurs jours déjà.
- Mon Colonel ?
Jack sortit de ses pensées. Carter. Et les autres. Il n’était plus seul. Bob devait être comme… une forme de souvenir ? Sa conscience ? Son inconscient qui cherchait à le sauver ? Une sorte de virus qui lui aurait été inoculé par ce fichu Goa’uld et qui tenterait d’obtenir des renseignements ? Mmh. Une seule chose était certaine : il faudrait s’en méfier.
- Vous devriez vous reposer Jack, pour l’instant nous sommes coincés ici. Et vous avez pas mal morflé, on dirait.
Il sourit à Daniel. C’était vrai, il se sentait fourbu. Ça irait mieux après quelques heures de repos. Fermant les yeux, Jack se cala contre le mur.
*
Il ouvre les yeux, mais sait déjà qu’il a replongé dans ce cauchemar. La cellule goa’uld n’est plus là. Pourtant ce n’est pas non plus la pièce blanche. Enfin si, c’est toujours blanc. Mais cette fois il est allongé sur un lit. Dans un genre de… d’infirmerie. Mais ce n’est pas celle du SGC.
- Jack ? Jack, vous m’entendez ?
Bob. C’est la voix de Bob. C’est agaçant cette manie qu’il a l’air d’avoir, de lui demander s’il l’entend. Quoi, il est censé être sourd, ici ?
- Vous vous êtes à nouveau enfoncé, Jack. On a dû augmenter les doses, je suis désolé. C’est pour ça que vous avez mal à la tête.
Il est censé répondre quelque chose, là ? Mais c’est vrai qu’il a mal à la tête. Très mal à la tête. Et il a froid, aussi. Il se sent toujours aussi… comateux. C’est dingue comme les choses ont l’air réelles, ici. Comme dans la cellule goa’uld. Sauf qu’il préfèrerait paradoxalement être dans la cellule, avec SG1 et ce zat’. Il ne sait pas où il est, ici. Il n’aime pas.
- Jack, vous devez faire un effort. Vous devez rester avec nous.
Encore ? On dirait que Bob ne sait dire que toujours la même chose, finalement.
- Vous avez encore vu ces… gens, n’est-ce pas ?
Ces gens ? Quels gens ? Pourquoi a-t-il hésité ? Il parle de Carter, Daniel et Teal’c, c’est ça ? Ou de quelqu'un d’autre ? De ce Kowalski vieilli ? Ou bien de Sara, peut-être ? De cette image d’une Sara ravagée et en pleurs ? En fait c’est étrange. Il a le sentiment que les « autres », c’est forcément SG1. Mais il ne sait pas pourquoi.
- Jack, vous devez vous accrocher.
S’accrocher ? Bonne idée. A quoi ?
Jack regarde autour de lui, sans répondre. Oui, il est bien dans un genre d’infirmerie. Il a une perf d’un côté, des capteurs sur la poitrine et le crâne. Et des écrans qui font des tas de graphiques. Ah, un tensiomètre, aussi. Wahou ! Quelle surveillance pour un vieux colonel !
Il fronce les sourcils, sans voir le regard intrigué de Bob. C’est curieux. Il n’a pas pensé tout de suite que ceci pouvait être une simple hallucination. Il vient d’agir et de penser comme si ceci était la réalité. C’est… étrange. Bon sang, il y a quelques instants encore il était avec SG1 dans une cellule goa’uld ! Il a sûrement été repris. Le coup du zat’ n’a pas dû fonctionner. Il est encore aux prises avec un faux-dieu qui le fait halluciner.
- Jack, vous savez où vous vous trouvez ?
Encore. A croire que Bob n’a que deux questions dans son répertoire : « est-ce que vous m’entendez » et « est-ce que vous savez où vous êtes ». Réponses : « oui » et « non ».
- Jack… Vous êtes au Memorial Hospital.
Il tourne la tête vers la voix. Bob a l’air sérieux. Un hôpital. Un hôpital civil, en plus. En principe c’est l’infirmerie du SGC qui le soigne. Le cas échéant un hôpital militaire. Mais que peut-il bien faire dans un hôpital civil ? Et si… Ce n’est pas une hallucination ? Non, ça ne peut pas être la réalité. C’est impossible. Il hallucine, c’est ça. Il est en train d’halluciner.
- C’est la réalité, Jack.
Ah ben ça ! Aurait-il parlé à voix haute ?
- Vous êtes au Memorial Hospital. Et je suis le docteur Jones. Vous vous souvenez de moi ?
Jack secoue la tête en signe de dénégation, entrant ainsi dans le jeu. Enfin… il ne sait pas, en fait. Il secoue la tête, c’est tout. Ça a l’air tellement réel. Bob a l’air d’être bien là. Et puis il y a bien un Memorial Hospital, en ville. Il ressemble peut-être à ça.
- On vous a ramené dans une chambre, Jack. Le Colonel Kowalski viendra vous voir tout à l’heure, il a été prévenu.
Kowalski ? Encore ? Jack s’agite à nouveau. Ce n’est pas normal. On devrait lui parler de Carter, de Daniel, de Teal’c. Lui dire que la mission s’est bien passée, ou mal passée. Qu’ils sont dans la chambre d’à côté, ou bien en forme à la base, ou bien morts sur P-quelque chose. Mais on ne devrait pas lui dire qu’il se trouve dans un hôpital civil et que son ancien Second dans les Black Ops va venir le voir. Surtout un ancien Second mort depuis presque sept ans. Ce n’est pas normal. Ce n’est pas normal.
- Calmez-vous, Jack, invite Bob.
Car oui, docteur Jones ou pas, Jack a décidé que « Bob » lui allait bien. Et puis il y a assez de choses dérangeantes et perturbantes. Pas la peine d’en rajouter en changeant les noms. Bob il est, Bob il restera.
- Vous les avez vus, constate-t-il.
Car c’est bien un constat, et non une question. Oui, Jack les a vus. Car « les », il le sait, c’est forcément les membres de SG1. Il l’a compris, même s’il est incapable de comprendre pourquoi il ne peut s’agir que d’eux.
- Jack, ils ne sont pas réels.
Pas réels ? Carter et les autres ?
- Ils sont le fruit de votre imagination.
Hein ? Quoi, il est fou ? Bob est en train de lui dire qu’il est fou, c’est ça ?
- Vous devez vous concentrer, faire la part entre le réel et… eux.
Malgré le fait qu’il soit faible et dolent, Jack s’est redressé sur son lit. Pour constater d’ailleurs qu’il est attaché par d’épaisses sangles de cuir. Hors de question de se lever, donc. Mais au moins il peut s’asseoir. Il regarde encore autour de lui, hagard. Il ne comprend pas.
- Qu’est-ce que vous voulez dire ? articule-t-il lentement.
Bob semble hésiter, s’inquiéter de savoir si Jack comprend. Ce dernier est concentré. Et non, de fait il ne comprend pas. Sa peur est encore montée d’un cran. Quoi, il est fou, c’est ça ? Des électrochocs. C’est le traitement qu’on réservait autrefois pour les dingues, non ? Qu’est-ce qu’il fait au Memorial Hospital ? Est-ce que tout ceci est bien… réel ? Comment savoir ?
- Vous suivez actuellement un nouveau traitement, dont nous avons fixé le protocole le mois dernier, poursuit Bob d’une voix lente et posée. Et c’est la première fois que vous reprenez pied dans la réalité. Vous devez vous accrocher.
Il ferme les yeux, totalement perdu. C’est un vrai cauchemar. Mais jamais sans doute cauchemar ne lui a paru si réel. Il se demande si finalement il n’a pas ingéré une potion similaire au sang de Sokar.
Il rouvre les yeux et la voit. A côté du lit, à côté de Bob. Carter. En uniforme, son P90 entre les mains, le regard inquiet et le sourcil froncé. Elle le dévisage attentivement.
- Mon Colonel ?
Jack a répondu en fixant la jeune femme. Bob le regarde, regarde à côté de lui. Vers Carter. Mais on dirait qu’il ne la voit pas.
- Jack, vous la voyez ? demande-t-il.
Jack retient un sourire. Cette histoire commence à sombrer dans le burlesque. Il a l’impression de replonger dans le passé, comme lorsque, il y a quelques années, les membres de SG1 étaient les seuls à voir Urgo. On les avait pris pour des dingues, là aussi. Est-ce que…
- Jack, il n’y a personne d’autre que vous et moi, intervient Bob, interrompant les pensées de son patient.
Carter ne dit rien, elle reste concentrée.
- Jack, nous sommes seuls, insiste Bob.
Il a mal à la tête. Très mal. La sensation qu’elle va exploser. Bob et Carter dans la même pièce, qui lui parlent mais ne se voient pas. C’est totalement démentiel.
- Jack ? appelle Bob.
C’est insupportable. Il ne sait plus où il en est. La douleur se fait plus vive encore.
- Carter… gémit-il.
Jack redresse la tête et se tourne brutalement vers Bob. Le regard plus insolent que jamais, malgré le martèlement dans son crâne.
- « Elle » ? Comment savez-vous que Carter est une femme, si tout est dans ma tête ?
Un silence.
- Jack, vous vous êtes enfoncé dans ce… dans cet univers depuis longtemps, maintenant. Croyez-moi, je suis au courant de tout ce que vous pensez être la réalité : la Porte des étoiles, les races aliens, vos compagnons de SG1. Mais tout ça n’existe pas, Jack.
Jack blémit. Il veut se tourner vers Carter, mais elle a disparu.
- Rien de ce monde là n’est réel, poursuit Bob sur un ton plus doux, comme rassurant. Rien n’existe. Votre esprit l’a inventé.
Jack regarde Bob, tout en se demandant où est passée Carter. Comment a-t-elle pu disparaître si vite, et surtout par où ? Il avait la porte en visuel. Et les fenêtres ne s’ouvrent pas. Se pourrait-il qu’elle soit une projection de son inconscient ? Ou alors…
Il frissonne, et Bob pose une main apaisante sur son bras. Mais Jack n’en prend pas conscience. Et si… Si Carter avait fait l’ascension ? Après tout Daniel le faisait parfois, quand il s’était élevé : apparaître subitement, donner trois conseils, et disparaître. Alors ça voudrait dire que Carter… est… morte ?
- Elle n’a jamais existé, intervient Bob, comme s’il avait lu dans ses pensées. C’est une pure invention de votre esprit Jack, croyez-moi. Le Colonel Kowalski viendra en fin d’après-midi. Vous le croirez, lui, n’est-ce pas ?
Les deux hommes se regardent durant de longues minutes. Jack ne comprend pas. Où est Carter ? Pourquoi cette insistance sur Kowalski ? Bon sang, il est mort il y a si longtemps, maintenant ! Il est mort, n’a jamais été promu au grade de Colonel. Alors pourquoi en parler comme s’il allait et venait, comme s’il pouvait être parmi eux ?
Et puis pourquoi lui dire que le SGC n’existe pas ? C’est bizarre. Carter lui a dit de ne pas donner les codes, soit. Au passage, il le sait bien qu’il ne faut pas parler, merci ! Bref. Donc. Pourquoi nier l’existence de la Porte ? Pourquoi le manipuler, si ce n’est pas pour lui faire parler de la Porte et du SGC, justement ? Ça ne colle pas. Quelque chose ne va pas.
- Jack, vous ne devez pas les laisser gagner…
Il se retourne. Daniel est là, devant lui. Comment a-t-il bien pu entrer ? Il jette un œil inquiet du côté de Bob. Celui-ci ne semble pas avoir remarqué la présence de l’archéologue. C’est à devenir dingue. Comme s’il était sur deux plans parallèles en même temps. C’est possible, ça ? Etre à cheval entre deux réalités ? Il aurait pu passer « à moitié » un genre de miroir quantique ?
Il se sent las. La fatigue l’envahit, et sa migraine se fait plus insistante. Il entend les « bips » qui s’accélèrent, mais ça ne l’étonne pas. Les machines trahissent son stress. Il déteste ne pas comprendre. Il lui faudrait Carter, elle, elle pourrait tout lui expliquer.
Il ferme les yeux. La voix de Bob parle, mais il ne l’écoute pas. Pas plus que celle de Daniel, d’ailleurs. Ils parlent en même temps, l’un l’incitant à « rester dans le réel », l’autre à « ne pas donner les codes ». Leurs deux voix se mêlent, s’emmêlent. Les mêmes supplications. Et lui, il est au milieu. Il ne comprend pas. Il va devenir fou. Plaquant ses mains contre ses oreilles, il se rejette brutalement en arrière. Il a juste le temps de réaliser que c’est une très mauvaise idée, qu’il y a un rebord en acier à la tête du lit. Vaincu par la douleur, il sombre dans l’inconscience.
*
- Mon Colonel ? Mon Colonel, vous m’entendez ?
Jack ouvrit un œil vaseux. Bon sang, Carter n’allait pas s’y mettre elle aussi, hein ? Ils n’allaient pas TOUS lui demander systématiquement s’il les entendait ?
Il jeta un regard autour de lui. Il était revenu dans une cellule goa’uld, avec cet éternel décor néo-kitsch. Et surtout ses compagnons de SG1, en cercle à ses côtés. Il se redressa en grimaçant et se frotta l’arrière de la tête, machinalement. Il fut surpris de détecter une protubérance douloureuse. Une bosse juste à l’endroit où il avait percuté le rebord en acier du lit, au Memorial Hospital… Il fronça les sourcils, intrigué, mais ne dit rien.
- O’Neill, vous êtes sûr que vous vous sentez bien ?
Les trois autres membres de SG1 échangèrent un regard intrigué. Sam se mordit la lèvre inférieure et s’approcha de lui. Elle se saisit de son poignet, les deux doigts sur son artère radiale, tandis que de l’autre main elle s’assurait de sa température en posant sa paume sur son front. Jack croisa son regard inquiet et se dégagea, doucement mais fermement.
- Mon Colonel, vous n’avez pas l’air…
Teal’c eut un haussement de sourcil significatif, mais estima que le moment n’était certainement pas aux explications d’ordre sémantique.
- Bon alors ? insista Jack, désireux de ne pas se laisser distraire par le flou complet dans lequel il nageait.
Daniel eut un haussement d’épaules fataliste.
- Alors tout est à recommencer. Les Jaffas d’Olokun sont plus malins qu’on ne le pensait, et on n’a plus de zat’. Quant à vous, vous venez de passer deux heures entre ses mains. Il vous a demandé toujours la même chose, j’imagine ?
Jack eut une hésitation. Et si, dans le marasme de son esprit, il avait vu Olokun sous les traits de Bob ? Et si son entretien avec Bob était, en réalité, un tête-à-tête avec le Goa’uld ? Le faux-dieu avait-il accès à des drogues hallucinogènes ? Le contraire serait surprenant. Jack eut un frisson. L’explication lui paraissait simple, à cet instant. Olokun le manipulait. Mais ce qui le dérangeait, c’était cette sensation de… réalisme. Il eut pu juré que Bob était réel. Et puis il ne comprenait pas pourquoi Olokun, s’il était Bob, ne lui avait pas demandé le code du GDO.
Il chassa ses interrogations d’un mouvement sec de la tête, et se leva. Il oscilla, Teal’c le retint de justesse. Il ne se savait pas si dolent et en fut agacé. Il se racla la gorge, histoire de reprendre contenance.
- Bon, on sort comment ? lança-t-il à la cantonade.
Un silence. Trois paires d’yeux convergèrent vers lui, étonnées.
- Ben quoi ?
Daniel fit un geste de la main, comme pour écarter tout début de discussion sur les analyses O’Neilliennes de la psychologie féminine.
- Sam a raison, Jack. Cette fois-ci je ne vois pas comment nous pourrions nous en sortir.
Jack se retourna vers le Jaffa, contrarié de ce manque flagrant de soutien, presque choqué de ce jugement sans appel. Teal’c semblait pourtant convaincu.
- Nous allons mourir, asséna-t-il sur un ton définitif.
Cette fois Jack ouvrit la bouche pour protester avec virulence contre ce fatalisme, mais Daniel intervint, coupant court à toute contestation :
- La patience d’Olokun est définitivement épuisée, Jack. Je ne crois pas que ses menaces soient vaines. Il ne viendra pas nous sortir d’ici.
La voix de Carter s’était faite plus aiguë. Elle était au bord de la panique, et Jack en ressentit une gêne. Elle laissait rarement la peur l’envahir. Ils devaient vraiment être dans de sales draps. Elle ferma les yeux deux secondes puis reprit, parlant d’une traite :
- Olokun nous a placés dans un vaisseau dénué de tout moyen de propulsion, une sorte de capsule qu’il a abandonnée en orbite autour de P4X-111. Faute de moteurs, il nous est impossible de compenser la gravité de la planète pour nous en éloigner, ou d’impulser une force qui nous en rapprocherait, ce qui nous condamne à tourner autour, sans fin. Et la capsule n’étant pas non plus équipée de moyens de communication, il nous est tout aussi impossible de prévenir qui que ce soit. De toutes façons d’après les derniers mots qu’il nous a jetés, Olokun est déjà reparti vers sa propre planète, nous laissant seuls sans rien avoir d’autre à faire que de savourer une mort lente dans cette boîte de conserve. Alors excusez-moi mon Colonel mais oui, la situation peut être classifiée dans la catégorie des « désespérées » !
Elle le dévisagea, déstabilisée, tandis qu’il esquissait un vague sourire. Un sourire pour cacher sa peur. Effectivement, il ne se souvenait pas de la façon dont ils s’étaient trouvés empêtrés dans cette galère, mais visiblement ils étaient mal barrés. Et si Teal’c lui-même abandonnait la partie, c’est qu’il ne devait plus y avoir d’espoir.
- Vous ne pouvez rien faire, Carter ?
Jack pinça les lèvres. La jeune femme n’avait pas exagéré, la situation semblait effectivement assez catastrophique. Ils se retrouvaient coincés dans une boîte de conserve. Charmante perspective.
- D’après les estimations de Sam, nous devrions manquer d’air d’ici une quinzaine d’heures, poursuivit Daniel. Et même si Teal’c se plonge en Kelnoreem, nous ne ferons que gagner quelques minutes.
Jack ferma les yeux, le temps de digérer la nouvelle, de prendre conscience de l’étendue du désastre.
Lorsqu’il les rouvrit, Bob le regardait, attentif et inquiet.
*
- Bonjour, comment vous sentez-vous aujourd’hui ?
Il se retourne. Ce n’est pas Bob, ni Kowalski, mais un infirmier qu’il a déjà vu plusieurs fois. L’homme a l’air de bien le connaître, mais Jack s’est habitué à cet état de fait. Ici, tout le monde a l’air de savoir qui il est, de savoir qu’il revient de loin. Enfin de loin au sens psychiatrique du terme, s’il a bien compris. Parce qu’en fait il n’aurait pas bougé de l’aile ouest du Memorial Hospital depuis des années.
Il a revu Charles Kowalski. Il y a quelques jours, il est venu. Depuis il vient presque chaque jour, d’ailleurs. Le matin ou l’après-midi, selon ses possibilités. Jack a été surpris. Car il était vivant et bien vivant. Et vieilli, marqué par les ans. Il lui a confirmé qu’il était Colonel, à la retraite depuis dix-huit mois. Il lui a parlé de son internement ici, demandé par Sara quelques mois après l’accident de Charlie. Avant sa propre mort. Car Sara est morte, paraît-il. Kowalski n’avait pas l’air très à l’aise en le lui annonçant. Comme s’il était étonné que Jack puisse l’ignorer. Ou puisse l’avoir oublié. Il faudra que Jack insiste pour savoir ce qu’il s’est passé exactement, ça l’intrigue, cette réticence de son vieux camarade.
Car Jack écoute ce qu’on lui dit, maintenant. Bien qu’à contrecœur, il admet la possibilité que cette chambre du Memorial Hospital, que ces comprimés qu’il prend régulièrement, ces infirmiers qui vont et viennent, Bob et Kowalski, il admet que tout ceci puisse être bien réel.
Il répond par un grognement approbatif qui a l’air de satisfaire l’infirmier. Celui-ci parle du temps – il pleut par averses depuis hier, apprend Jack – et remplit sa tache mécaniquement, avant de quitter son patient.
A peine la porte refermée, Jack se concentre. Il a maintenant le droit de se déplacer – jamais seul, cela étant – et peut parcourir les couloirs ternes de l’hôpital. Il y a rencontré plusieurs fois des membres du SGC. Carter bien sûr, Daniel et Teal’c, mais aussi le sergent Harriman, Siler, Reynolds. Il les croise, ils le voient, ils échangent quelques mots. Mais le décor reste celui de l’hôpital. Et le regard inquiet, dubitatif, voire navré, que lui lancent alors ses anges gardiens montre que les autres, eux, n’ont pas conscience de la présence des équipiers du SGC.
Il a même entraperçu Hammond, hier. Enfin c’est ce qu’il croit.
Car Jack commence à douter. A douter sérieusement. Kowalski, Bob, l’infirmier. Est-il possible qu’ils aient raison ? Qu’il ait vraiment été victime de visions durant toutes ces années ? Ce qu’ils lui ont dit tient la route. Bob lui a expliqué ça, hier. Durant plus d’une heure, avec Kowalski à ses côtés qui hochait régulièrement la tête, comme pour approuver. Incapable de surmonter le traumatisme causé par la mort brutale de Charlie, Jack se serait créé un monde à lui, un monde parfaitement imaginaire. Un monde dans lequel quelque chose le retenait à la vie, quelque chose d’autre que la seule présence de Sara. Quelque chose qui était si fort, si impératif, que l’enjeu dépassait leurs propres existences et la mort de son fils. Une réaction de son psychisme face au poids de la responsabilité. Un moyen non pas de déculpabiliser, mais de continuer malgré tout à vivre. D’après Bob, Jack aurait un tel instinct de survie que son propre suicide ne lui était pas acceptable, en dépit du chagrin insurmontable, malgré cette certitude d’être à l’origine de la mort de Charlie. Alors pour ne pas sombrer, Jack se serait accroché à un monde virtuel, en quelque sorte. Le monde du SGC. Un monde qui n’existe pas, mais où la planète est menacée et a besoin de lui, en dépit des remords qui le rongent. Non pas que Jack ait eu besoin de se réconforter en se prenant pour un héros ; non, ce monde irréel est juste un moyen de survivre, parce que d’autres ont besoin de lui, parce que précisément, n’ayant plus d’attaches en ce monde, il est sans doute l’un des seuls à pouvoir prendre ces risques, à accepter de telles missions suicides. Une simple création de son esprit, pour assumer tout à la fois la disparition de Charlie et sa propre survie. Car on ne devrait jamais survivre à ses enfants, et c’est pourtant ce qui est arrivé à Jack. Et il est incapable d’accepter cet état de chose.
Au début bien sûr, Jack n’y a pas cru. Comment admettre que ce qu’il a vécu, toutes ces missions, tous ces moments, sont le fruit de son intellect dérangé ? Mais Bob a insisté. Non, il n’est pas fou, il est juste… malade. Jack a d’abord haussé les épaules. La nuance lui paraissait trop subtile pour être recevable.
Pourtant à bien y réfléchir, Jack s’interroge. Et si… Et si c’était vrai ? Aux dernières nouvelles il était en train de mourir d’asphyxie dans une boîte de conserve, à tourner vainement autour d’une planète située à l’autre extrémité de la galaxie. Malgré cela, il est ici, bien présent dans l’aile psychiatrique de l’hôpital. Il voit Carter et les autres, certes. Il sent leur présence, parfois. Pas toujours. Comme s’ils existaient sans exister. Le monde du Memorial Hospital, lui en revanche, s’est enraciné autour de lui. Il est ici, parle, voit, touche, ressent.
Comme souvent, il sent une angoisse l’étreindre. C’est terrifiant, de ne pas être capable de discerner entre réalité et imaginaire. Quelle est la réalité ? Et puis est-ce SA réalité ? Avec ces histoires de monde parallèle et de miroir quantique, il a toujours été un peu perdu, il doit bien l’avouer. Carter lui a expliqué ça plusieurs fois, mais dans ces histoires de temps relatif, il doit admettre qu’il a toujours pataugé allègrement. Il doit falloir pouvoir atteindre un degré d’abstraction intellectuelle qui reste hors de sa portée. Il a toujours été un pragmatique, lui. Les théories des uns et des autres, l’inconciliable hiatus entre la relativité générale et la physique quantique, ça lui a toujours parlé chinois. Donnez-lui un P90 et une horde de Jaffas, là ça va. Une base à infiltrer, un vaisseau à faire sauter, oui. Mais sincèrement, les extrapolations physiques à partir de quelques chiffres et lettres mélangés et posés sous forme d’équation, ça n’a jamais été sa tasse de thé.
Et là, il le regrette. Parce qu’il est seul, livré à lui-même, sans Carter pour lui expliquer ce qui est envisageable et ce qui ne l’est pas. Il aurait bien besoin de ses lumières pour savoir s’il hallucine, s’il est fou, ou s’il est coincé entre deux plans de réalités parallèles. Déjà et pour commencer, elle pourrait lui dire s’il est possible de se retrouver ainsi à cheval entre deux réalités alternatives. Oh il se doute bien de la réponse. Il doit encore y avoir une sombre histoire d’entropie – en cascade ou non, d‘ailleurs – qui doit empêcher ce genre de situations d’arriver. Mais il voudrait entendre Carter le lui expliquer, le rassurer. Ça peut paraître idiot, mais même s’il ne comprend que 10% de ce qu’elle raconte – pour reprendre ce qu’il avait affirmé un jour à Hammond, enfin du moins si la scène a existé bien évidemment – il aime bien l’entendre. Ses analyses incompréhensibles l’ont toujours rassuré. Elles lui manquent cruellement. D’ailleurs elle lui manque, tout bonnement. Elle et le SGC, avec tous ses membres.
- Jack ?
Il relève la tête. Kowalski. Il le savait pourtant, hier il le lui a dit. Il reviendrait ce matin. Et effectivement il est là, devant lui, un pauvre sourire sur les lèvres. C’est curieux d’ailleurs, ils sont tous les deux mal à l’aise à chacune de leurs rencontres. Jack parce qu’il doit parler à quelqu'un qu’il a enterré il y a déjà plusieurs années ; Kowalski parce que visiblement, il ne sait pas vraiment comment agir en présence de Jack. Alors c’est comme s’il y avait un fossé entre eux. Un fossé infrangible.
- Bonjour Kowalski.
Jack distingue la lueur d’inquiétude dans les yeux de son ancien Second. Comme chez beaucoup, d’ailleurs. Ils ne savent jamais si Jack est parmi eux ou au SGC. Et lui-même a parfois bien du mal à discerner les deux réalités. Enfin la réalité du Memorial Hospital et le monde du SGC, pour être précis et adopter les propres mots de Bob.
- Charlie. Toujours à m’épauler, je vois ?
Kowalski sourit, gêné. C’est vrai qu’on n’est jamais très disert sur ses sentiments, dans l’armée. Surtout chez les officiers, en fait. Comme une marque de fabrique.
- Il paraît… Il paraît que tu as vu ces… « gens », hier encore ?
Ça n’a pas l’air de le rassurer, loin de là. Jack hésite, il a envie de lui en parler mais… Il pince les lèvres et se lance.
- Tu sais que tu étais là, toi aussi ? Je veux dire, au SGC.
Kowalski le dévisage maintenant, intrigué.
- Moi ?
Il hausse le sourcil. Pour un peu on dirait Teal’c – enfin sauf que c’est nettement moins impressionnant chez Kowalski que chez le Jaffa.
- C’est… sympa de ta part, de m’avoir tué si vite.
Jack a une moue amusée. C’est vrai qu’à bien y réfléchir, si le monde du SGC n’est effectivement qu’une projection de son esprit, il aurait pu faire un effort et garder en vie les rares personnes réelles qui le peuplaient.
- Et je suis mort comment ?
Leurs regards se croisent. Kowalski a l’air plus amusé qu’autre chose. Curieusement, cela rassure Jack. Il avait peur de lui avouer que, dans ses délires, il avait tué l’un de ses seuls amis. Un homme avec lequel il a baroudé à travers le monde, cumulant les missions off. Pas off-world, se morigène Jack. Pas off-world. Juste, off. De ces missions à la Jim Phelps : « le gouvernement niera avoir eu connaissance de vos agissements », disait la bande magnétique à Peter Graves, dans la série TV.
Jack dissimule mal son sourire. C’est dingue, le décalage entre une gentille fiction des années soixante et la réalité. Dans ses missions à lui, les gens mouraient vraiment, les risques étaient bien réels. Et les actes à accomplir rarement jolis et avouables. Comme quoi on en revient toujours à un hiatus entre un monde X et un monde Y.
- Et on peut savoir en quoi le fait de m’avoir scalpé dès la première mission est drôle ?
Jack relève la tête. Il avait presque oublié Kowalski. Ce n’est pas la première fois. Il a déjà constaté à plusieurs reprises qu’il a tendance à s’enfoncer dans ses pensées, en oubliant le monde extérieur. C’est d’ailleurs lorsqu’il s’en est rendu compte pour la première fois qu’il s’est dit que, peut-être, Bob avait raison. Que peut-être le SGC n’était qu’une vue de son esprit dérangé.
- Non, je pensais à… Dis-moi Kowalski, ça fait combien de temps ?
Il hésite, et Jack ne l’aide pas.
- Après l’accident, finit par lâcher Kowalski.
Jack ne dit rien, se contentant de hocher la tête. Ainsi il aurait passé sept années dans un hôpital psychiatrique et ne s’en souviendrait pas ? Alors c’est qu’il est VRAIMENT complètement cinglé.
- C’était devenu impossible, continue Kowalski, comme s’il sentait que le moment est venu de tout dire.
Jack croise à nouveau son regard. L’ancien major n’a pas l’air à l’aise, c’est le moins qu’on puisse dire. Jack attend, croisant les bras. Il sait qu’il ne va pas aimer ce qu’il va entendre. Il s’y prépare. Mais comment se préparer à entendre le récit de sa propre démence ?
Kowalski finit par se lancer. Oh certes ce n’est pas agréable à entendre, mais Jack se concentre. Il veut tout savoir. Tout ce qui s’est passé ici, dans cette réalité qui est peut-être la seule à exister. Il ne dit pas un mot, rien pour aider Kowalski lorsque celui-ci hésite. Le visage fermé, il écoute, attentif.
Le récit de Kowalski a un côté effrayant. Après la mort brutale de Charlie, Jack a littéralement pété les plombs. Il a commencé à s’absenter de plus en plus souvent, laissant sa femme seule face au silence oppressant de la maison désormais vide. Inquiète elle a appelé fini par appeler l’un des rares amis de son mari à la rescousse.
Kowalski a alors découvert que Jack partait seul. Il errait du côté de la base d’observation de Cheyenne Mountain, puis s’enfonçait dans les bois. Il agissait comme s’il était entouré par des gens, parfois comme s’il combattait. Il lui arrivait même de se blesser, en frappant des arbres. Et pourtant Kowalski n’a jamais vu personne, autour de lui.
Cela a duré plusieurs mois. Jack s’absentait de plus en plus souvent dans ces virées sans but, il ne rentrait que de plus en plus rarement. Il dormait régulièrement dans une cahute abandonnée, près de la base. Manifestement il ne parvenait pas à surmonter la mort de son fils. Face à cette dérive qu’elle n’arrivait plus à gérer, Sara a fini par décider de recourir aux grands moyens, et Kowalski n’a pu que s’incliner : lui aussi était convaincu que Jack avait quitté le monde réel. Il avait besoin d’une aide qu’eux-mêmes n’étaient plus en mesure de lui offrir.
Depuis lors Jack est ici. Il parle régulièrement de ce qu’il voit et ressent, dans les profondeurs insondables de son esprit, et l’ensemble du personnel suit les bribes de ses « aventures » extra-terrestres. Des aventures qu’il vit sans jamais quitter le Memorial Hospital, mais qui collent étrangement à ce que son corps subit. Chaque électrochoc a toujours correspondu à ce qu’il appelait un « coup de zat’ » ; chaque capture par un Goa’uld coïncidait avec les moments où le docteur Jones devait se résoudre à le placer en isolement, tant son comportement devenait ingérable ; chaque torture, avec la violence à laquelle devaient parfois se résoudre les infirmiers pour le contrôler.
Le récit aura duré deux heures. Deux longues heures, durant lesquelles Jack a été confronté à l’impensable : sa propre descente aux enfers. Kowalski vient de se taire, enfin. Il n’ose pas regarder son ancien commandant ; Jack lui-même se triture nerveusement les mains, semble fasciné par le mouvement mobile de ses doigts. Des centaines, des milliers de questions traversent son esprit. Comment est-ce possible ? Comment a-t-il pu inventer tout ça ? Comment est-ce possible ? D’ailleurs, est-ce possible ? A nouveau il regrette de ne pas avoir les explications scientifiques de Carter.
Dans son esprit saturé et perdu, une image se superpose lentement à celle de la jeune femme.
- Et… Sara ? demande-t-il, la voix étrangement déformée par l’émotion.
La question, pour anodine qu’elle soit, n’a pas l’air de plaire à Kowalski. Avant même qu’il n’ouvre la bouche, Jack sait déjà ce qu’il va dire.
- Elle est morte, lâche Kowalski d’une voix blanche.
Il baisse la tête. Il le savait déjà, mais il a besoin de savoir. Si ce monde du Memorial Hospital est le vrai, si effectivement il a déliré durant toutes ces années, il a besoin de savoir ce qu’il s’est passé ici.
- Comment ?
Le ton est devenu plus dur. Le ton de l’officier supérieur. Kowalski jette un œil du côté de la porte, obstinément close. Sans doute espère-t-il la venue inopinée d’un infirmier, peut-être même la visite de Bob. Mais Jack veut savoir.
- Comment, Kowalski ? insiste-t-il.
Un profond soupir. Et puis Kowalski semble se décider.
- Elle… Elle s’est suicidée. Juste après ton internement. Elle ne supportait plus de survivre à Charlie.
Jack a le sentiment que quelque chose lui broie le cœur et les tripes. Un sentiment de malaise. Tout tourne. Kowalski se redresse, s’approche. Il est inquiet. Tout tourne. Une voix résonne dans la tête de Jack, une voix qui l’accuse d’avoir abandonné Sara au moment où elle avait le plus besoin de lui. Le décor de la chambre devient plus flou. Tout tourne. Ne cherchant pas à lutter, Jack sombre dans l’inconscience.
*
Il reprit conscience avec l’impression fort désagréable de ce que ces temps derniers, la même scène se déroulait. Il laissa filtrer un son à travers ses lèvres sèches, et sentit aussitôt une main se plaquer sur son torse.
- O’Neill ?
Teal’c. Sa voix profonde et traînante. Jack bougea la tête, ouvrit les yeux. L’endroit était si sombre qu’il se demanda fugitivement s’il n’était pas devenu aveugle. Mais non, il pouvait distinguer les formes autour de lui.
La silhouette massive de Teal’c se dressa devant lui. Jack ne comprit ce qu’il faisait que lorsqu’il vit la lueur vacillante de la bougie éclairer les lieux.
- On est toujours dans la boîte de conserve ? hasarda Jack.
Jack fit une moue dubitative. De l’autre côté de la capsule, adossés contre la paroi, il discerna les formes avachies de Carter et Daniel. Teal’c suivit son regard et apporta les explications avant même que le colonel n’ait eu le temps de dire quoi que ce soit.
- L’air se fait rare, ils se sont endormis il y a une heure pour Daniel Jackson, et une vingtaine de minutes pour le Major Carter.
Jack hocha de la tête, indécis. Contre toute attente, il croisa un regard bleu.
- Je ne dors pas, mon Colonel. J’essaie juste de bouger le moins possible, histoire d’économiser un peu d’air.
Il se redressa, et affronta les regards de ses amis.
- On le fait tous par réflexe, respirer le plus lentement possible. Mais sincèrement, à part allonger un peu plus notre agonie, je ne vois pas très bien pourquoi.
Jack frissonna. Une gêne étrange s’insinua en lui.
Daniel, lui, sembla reprendre vie. Hochant la tête pour marquer son approbation avec les propos de Carter, il enchaîna :
- C’est vrai. D’ailleurs Cicéron l’a très expliqué dans sa métaphore du naufragé...
Jack eut une mimique navrée. La machine « Daniel-Jackson » était enclenchée. Et effectivement, ce dernier poursuivit, sans même chercher à savoir si quelqu'un s’intéressait à ce qu’il expliquait :
- Un bateau ayant sombré, deux rescapés se retrouvent seuls au milieu de la mer, et n’ont à leur disposition qu’une planche, une seule. Seul l’un des deux hommes pourra s’y cramponner pour tenter de survivre. Cicéron explique que l’un des hommes peut alors tuer l’autre, il n’en restera pas moins juste. Car sans ça, il mourra. Son instinct de survie permet donc au juste d’aller jusqu’au meurtre.
Cette fois Jack avait crié. L’instinct de survie primait tout, il pouvait aboutir à écarter tout ce qui faisait de l’homme un humain, et non un simple animal. Il avait bien compris, hors de question de laisser Daniel développer ses exemples tous plus morbides les uns que les autres.
Le silence s’était fait. Tous regardaient Jack, intrigués par la violence de son interruption, mais celui-ci n’en avait cure. Il sentait sa migraine revenir au galop. L’instinct de survie primait tout. L’instinct de survie primait tout. Bob. C’est ce qu’avait dit Bob. L’instinct de survie de Jack l’avait poussé à créer le monde du SGC. L’instinct de survie primait tout. Il ferma les yeux à s’en fendre les paupières. Jusqu’où avait pu aller son instinct de survie ?
Il sentit l’agitation tout autour de lui. Sans doute SG1 qui venait à son secours ; car il le sentait, il s’affaissait sur ses jambes.
*
« Vous n’auriez pas dû… » « Il a demandé… » « Pourquoi… » « Depuis quand… » « …suicide de Sara… » « …neuroleptique efficace… »
Les mots tournent autour de lui, mais il n’arrive pas à rester concentré suffisamment longtemps pour les accrocher, les décrypter, suivre la conversation. Il n’ouvre pas les yeux, il ne se sent pas prêt. Pas encore. Ouvrir les yeux, c’est affronter le Memorial Hospital, Kowalski et le docteur « Bob » Jones. C’est affronter la réalité.
Car Jack a compris. Il a même tout compris. Son subconscient s’est exprimé à travers Daniel pour le lui faire admettre. Le monde du SGC n’existe pas. C’est irréel, une simple projection de son… de son instinct de survie. Il a tout créé pour ne pas sombrer. Bob avait raison. Enfin le docteur Jones avait raison.
- Jack, je sais que vous êtes réveillé. Ouvrez les yeux.
La voix de Bob. Jack n’aura pas grugé les personnes présentes autour de lui bien longtemps. Il hésite pourtant encore quelques secondes. Il a senti une main se poser sur son avant-bras. Il a le sentiment que s’il ouvre les yeux, il devra renoncer définitivement au SGC. A ses amis. A Carter. Comment y renoncer ? Non, mauvaise question. Comment accepter de vivre en sachant qu’ils ne sont que fantasmes ?
- Jack ?
La voix s’est fait plus impérieuse. Bob s’impatiente. Il doit se demander dans quel état il va retrouver son patient. Alors Jack cède. Il se mord la lèvre inférieure et ouvre les yeux.
- Vous savez où vous êtes ? demande doucement le docteur Jones.
Jack prend le temps de se redresser. Puis il se tourne vers le médecin, le dévisage. Maintenant il sait que « Bob » est bien réel. Qu’il l’a suivi durant toutes ces années, ne se décourageant pas malgré l’absence de résultats. Jack sait qu’il lui doit beaucoup.
- L’aile psychiatrique du Memorial Hospital, docteur Jones, dit-il.
L’intéressé esquisse un début de sourire, il semble rassuré. C’est la première fois que Jack ne semble pas remettre en doute son état pathologique et le monde qui l’entoure.
- Ce sera encore long, n’est-ce pas ? ajoute Jack.
« Bob » Jones le regarde non sans commisération. Il est étonné de la lucidité du Colonel, et se doute de ce que ce ne doit pas être facile pour lui d’accepter la réalité. Il répond sur un ton qu’il veut apaisant :
- Oui Jack, ce sera encore long. Vous ferez sans doute quelques rechutes. Vous continuerez de les voir sans doute très longtemps encore. Peut-être même toute votre vie. Mais maintenant, nous savons vous et moi que vous pourrez recommencer à vivre normalement. Et qu’un jour vous pourrez enfin sortir d’ici.
Jack ne dit rien. Sortir d’ici ? Renoncer définitivement au SGC. En aura-t-il la force ? En aura-t-il seulement la volonté ? Il pense à Carter. Non, il le sait. Il la reverra. Souvent. Toujours. Parce que vivre sans elle, c’est comme vivre sans Charlie. Ce n’est pas une option envisageable.
Fermant les yeux, il se rallonge sur le lit, un sourire aux lèvres. Bob pense qu’il est soulagé d’avoir enfin fait la part des choses. Il se trompe. Jack remercie son instinct de survie de lui avoir offert Carter.
Fin.